Anorexie

Définition

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Selon les critères actuels du DSM-IV relativement à l’anorexie mentale, toutes les conditions suivantes doivent être respectées : 

a) Refus de maintenir le poids corporel au-dessus de la normale minimale (moins de 85 % pour l’âge et la taille)

b) Peur intense de prendre du poids ou de devenir obèse, malgré une insuffisance pondérale.

c) Perturbation dans la manière dont le poids corporel, la forme ou la silhouette est perçue.

d) Influence exagérée du poids corporel ou de la silhouette sur l’estimation de soi. 

e) Aménorrhée pendant au moins trois cycles consécutifs chez les femmes menstruées (aménorrhée secondaire). 

Chiffres

– En France, 0,5 à 1 % des jeunes filles seraient anorexiques.

– Les garçons, beaucoup moins touchés, ne sont pourtant pas exempts de cette difficulté (0,1 %)

– L’anorexie tend à toucher des personnes de plus en plus jeunes (12 à 18 ans pour les débuts du trouble).

– Les deux ages de début du trouble les plus représentés sont 14 ans et 18 ans.

– Dans 8% des cas, l’anorexie touche des adolescentes de moins de 10 ans.

– Le taux de mortalité est de 1% pour les anorexies restrictives et 2 à 4 % pour les anorexies boulimies.

– Au-delà de 10 ans d’évolution, de 5 à 15 % des malades décèderaient, 20 % après 20 ans.

– En l’état actuel des thérapeutiques proposées, 1/3 des anorexiques s’en sortent bien (physiologiquement et psychologiquement). Un 1/3 conserve des anomalies du comportement alimentaire, encore trop de restrictions ou des accès boulimiques, avec un mal-être persistant, une vie affective difficile. Le dernier 1/3 évolue mal, vers une dénutrition grave et une dépression chronique. 

Anorexie et anorexie-boulimie

On peut discerner deux types d’anorexie :

  • Anorexie restrictive : la personne est très maigre, ne mange pratiquement pas et lutte contre la faim.
  • Anorexie-boulimie : la personne alterne restrictions et crises de boulimie. En dépit de ses stratégies compensatoires (vomissement, purgatifs, hyperactivité…) elle est souvent un peu moins maigre.

Au premier abord

L’anorexie apparaît tout d’abord comme une obsession de la minceur. Pour servir cette obsession, les axes principaux vont être un désir inaltérable de perdre du poids, un refus de s’alimenter et des stratégies de contrôle, diverses et sophistiquées.

  • L’alimentation devient un calvaire : le jeune est vécu comme un plaisir, alors que la phase d’alimentation est une contrainte, voire une agression.
  • Diminution des quantités et choix alimentaires : le régime que s’impose la personne qui souffre d’anorexie est draconien et carencé (pain, féculents, sucres et graisses sont éliminés de l’alimentation).
  • Stratégies de contrôle du poids : stratégies d’élimination et d’évitements sont variées (absorption de liquides, de laxatifs, diurétiques, coupe-faim, vomissement, hyperactivité…) 

Facteurs de l’anorexie et axes de travail

Si l’on se fonde sur les comportements anorexiques, le premier abord conclut à une insatisfaction corporelle : la personne se trouve trop grosse et décide de maigrir. Dans l’anorexie, la plainte est absente ou orientée vers l’alimentaire qui tient le rôle central. La fonction du thérapeute est de favoriser le déplacement de l’attention et de la réflection vers d’autres éléments structurels, générant le processus pathologique et dont la résolution permettra de dénouer le trouble.

“Un passant rencontre un autre homme, dans la rue. Celui-ci est à quatre pattes, sous un réverbère et semble chercher quelque chose  
– Que faites-vous ici, sous ce réverbère. Avez-vous un problème? 
– J’ai perdu mes clefs, je les cherche. 
Le passant décide d’aider l’homme et se met à quatre pattes pour chercher avec lui. Après quelques minutes de recherches infructueuses, le passant demande à l’homme :  
– Arrivez-vous à vous rappeler ce que vous avez fait et où vous étiez quand vous les avez perdues? 
– J’étais là bas, répond l’homme, montrant le trottoir opposé, plongé dans la pénombre. 
– Mais pourquoi vous achrnez-vous à chercher ici? 
– Ici, c’est mieux, il y a de la lumière.”

Le trouble alimentaire est généralment très sophistiqué dans sa structure, multifactoriel. Les degrés d’intervention sont donc multiples. 

Quelques axes sont présentés ici et seront développés au fil du temps :


Adolescence : puberté précoce et/ou inattendue 

(donc souvent non-anticipée par la personne elle-même et le milieu familial) peut constituer un choc important chez une adolescente, à l’origine de troubles du comportement alimentaire. En devenant sexuée, l’adolescente s’expose à différentes perturbations, physiologiques et psychologiques et à un changement de statut, familial et social.

Nul besoin de posséder un doctorat en psychologie pour savoir que adolescence et puberté constituent des étapes importantes du devenir de tout être humain. Dans la genèse du trouble alimentaire, la puberté est souvent une étape importante, étape de perte de repères autant corporels que psychologiques. L’image se brouille.

La graisse pendant l’enfance est distribuée uniformément dans le corps, de manière harmonieuse. Un enfant peut être jugé mignon car présentant un physique « poupon ». A l’adolescence, la graisse vient se situer essentiellement sur le ventre, les cuisses et les fesses, zones sensibles aux effets des hormones (et s’organisant entre autres pour une future maternité). Le corps poupon se transforme en quelque chose de plus hétérogène. Le corps perçu se modifie et se fragmente.

De plus, les adolescentes au moment de la puberté prennent du poids plus vite qu’elles ne grandissent, augmentation bien plus importante que pour les garçons, désynchronisme qui peut accentuer l’intensité du mal-être. Cette évolution normale et naturelle peut être donc être perçue comme une mutation dangereuse et déstabilisante.

A cette insatisfaction corporelle, rendue réelle par la puberté et perçue comme ingrate se mêle les premières relations sentimentales et donc l’exigence de plaire : conflit entre « je suis grosse » et «c’est nouveau et important pour moi de plaire ». Les changements hormonaux favorisent également une certaine instabilité émotionnelle dont des phénomènes d’impulsivité que l’on retrouve dans les compulsions alimentaires.

Le rôle de l’entourage est alors assez prépondérant. Le papa par exemple, est le premier référent masculin. Sa fille étant enfant, il lui disait peut-être souvent qu’elle était jolie.  Mais elle évolue, se rebelle voire l’intimide en devenant sexuée. Il ne le dit plus. Le premier référent est muet. La jeune fille peut en venir à se dire : « Je ne lui plait pas. Pourquoi ?… Parce que je suis trop grosse… ». C’est là un mécanisme entre d’autres.

Pour contrôler ces phénomènes qui la dépassent, l’adolescente va rechecher une norme (sociale, décrite plus bas) et mettre en place des stratégies de contrôle. Ce cocktail de phénomènes est souvent à l’origine de  la mise en place de restrictions et d’un certain perfectionnisme, purisme, qui mèneront à court ou moyen terme au trouble alimentaire.

Facteurs socio-culturels

Les stéréotypes sociaux participent activement à la restriction alimentaire : mode, canons de beauté, milieux sportifs ou artistiques, conditionnements psychologiques divers… Il est d’ailleurs intéressant de noter que les civilisations ne présentant pas ces critères ne développent pas les mêmes proportions de troubles alimentaires. Ces stéréotypes peuvent nourrir le perfectionnisme déjà latent de personnes souffrant de trouble alimentaire tout comme leur développement psychologique.

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Après les pin up, en 1960, les femmes androgynes apparaissent, phénomène qui s’accentue en 1970 (Birkin, Twiggy) dans un contexte féministe et revendicateur. Ce pic philosophique de la maigreur du début des années 70 est d’ailleurs confirmé par les chiffres des TCA qui montrent une diminution du nombre d’anorexiques (selon la définition stricte) de 60% pendant les années 1971-1987 à 42,3% pendant les années 1988-1996 alors que parallèlement les anorexie-boulimie augmentent (1). Ces chiffres indiquent également une tendance de la répartition des TCA à évoluer en fonction de l’esprit du temps.

Dans les années 80, la femme est active. Elle est sensée contrôler sa vie et son image.

Si l’influence sociale et culturelle ne provoque pas en elle-même un trouble alimentaire, elle y participe inévitablement et favorise la résolution d’un problème psychologique dans une désorganisation alimentaire. 

Notre société est une société d’image. Et l’image de la femme qui nous est proposée est mince, voire plus, représentation associée à un mode de vie valorisant et actif. Les images sont retouchées, les mannequins sont elles-mêmes d’ailleurs souvent anorexiques.  
Les tailles des vêtements dans les magasins sont également en décalage par rapport à la réalité. Phénomène qui crée là encore frustration, sensation d’anormalité… Le souci essentiel est que la plupart des femmes ne peuvent atteindre ces critères. Il y a une part de génétique dans la morphologie ou la stature. 

Il est par ailleurs étonnant de constater que culturellement, la relation particulière entre une femme et son poids s’installe très tôt. Statistiquement, les bébés de sexe féminin sont moins nourris que ceux de sexe masculin. La mentalité « régime et restriction » est très vite présente, car là où le garçons sont peu éduqués, on insiste très précocement sur l’attention qu’elles doivent porter à leur alimentation. Il y a déjà les prémisses d’une désorganisation alimentaire où satiété, besoins naturels sont déjà négligés ou absents. 

En dehors du point de vue strict de l’alimentaire et de l’image, de manière plus psychologique et générale, la jeune fille ou la jeune femme est également victime d’un conditionnement, le même d’ailleurs que celui contre lequel les féministes montent régulièrement au créneau. quelques éléments de ces stéréotypes culturels, proprement judéo chrétiens : 
– Les garçons ont le droit de prendre des risques, de faire des bêtises. Les filles doivent être dans la retenue, la raison et la précaution : anxiété et contrôle
– Dans la vie relationnelle, le garçon a souvent le droit d’exposer, d’agir en fonction d ses besoins et émotions. La jeune fille est encouragée à la diplomatie, à s’effacer pour entretenir le lien familial : inhibiton et hyperempathie

A ces phénomènes culturels viennent s’ajouter des éléments contemporains : la femme travaille, participe activement à la vie économique tout en gardant ses prérogatives familiales (ménage, organisation…). Il y a un cumul dangereux qui vient augmenter la pression et l’excès de contrôle.

Aujourd’hui, la femme moderne doit être à la fois : 
– indépendante (subvenir à ses besoins) 
– forte (lutter contre le sexisme, professionnel et social) 
– sensible (être à l’écoute) 
– séduisante (correspondre aux canons de l’époque) 
– active (manger vite) 
– libérée (être gourmande et se faire plaisir) 
– maman (cuisinière et nourricière) 
– au centre du lien familial 
– mince (produits allégés…) 
– naturelle (manger des produits sains) 
– diététique (consommer des produits équilibrés) 
– maitresse de ses affects négatifs 
– maîtresse de son corps (activité physique et sportive) 
– maîtresse de son image (esthétique…)

Autre élément important, la femme moderne a également l’opportunité de modeler son corps de manière artificielle (chirurgie esthétique).

La femme moderne est sous contrôle : contrôle de sa vie, de soi, de son image, de son alimentation, de ses émotions, de son corps, de ses désirs, de sa liberté… Tout est contrôle : l’anorexie en est l’expression paroxystique.

Voici donc un réel et mic-mac identitaire qui favorise le développement de désordres alimentaires au gré de toutes ces informations contradictoires et de l’impossibilité bien entendu de s’y conformer intégralement.

(1) Selvini Palazzol et al. (1998, P. 23) 
  
  

Obsession

Une structure obsessionnelle peut participer à la construction de l’anorexie, obsession portée sur telle ou telle partie du corps par exemple, jusqu’à la dysmorphophobie. 

Certains articles ou opinions réduisent l’anorexie à une dysmorphophobie. Ce point de vue est réducteur, mais les phénomènes de type obsessionnel sont à prendre en compte  dans l’approche des TCA, anorexie et boulimie.

La dysmorphophobie est définie par des préoccupations excessives à propos d’un défaut corporel imaginaire ou minime. On la décrit également comme «un trouble du sentiment esthétique de l’image de soi ». On pourrait également risquer le terme d’ “hypochondrie de l’apparence” la dysmorphophobie pourrait concerner 2 à 3% de la population. A la différence d’une préoccupation « normale », la dysmorphophobie est irrationnelle et envahissante, obsessionnelle (par exemple : une personne anorexique, maigre, qui se trouve trop grosse).

Les craintes dysmorphophobiques sont fortement présentes à l’adolescence. Les changements corporels, la puberté, la sensibilité et l’environnement à cet age se prêtent à son développement. Ces préoccupations peuvent être liées au corps dans son intégralité (taille, poids, silhouette, attitude) ou à une partie isolée du corps (nez, acné sur le visage, dentition, pilosité présente ou absente, taille des organes génitaux pour les garçons, rondeurs au niveau du ventre, des cuisses, taille de la poitrine plus ou moins importante, …).

Pour la plupart transitoires, certaines dysmorphobies se continuent et se développent, s’accompagnant de troubles anxieux (phobie scolaire, phobie sociale) ou de troubles alimentaires (anorexie, boulimie). L’image socio-culturelle du corps parfait, à laquelle l’adolescent est hyper réceptif participe également activement au développement de l’obsession : une confusion s’installe entre réalité et idéal, confusion que l’on rencontre dans l’anorexie à travers une image et une perception faussées du corps.

Environ 50% des personnes souffrant de dysmorphophobie ont conscience de l’irrationalité de leurs préoccupations. Les personnes souffrant de TCA font en général partie de l’autre moitié. 

«Moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, moi qu’elle a envoyé avant le temps dans le monde des vivants,difforme, inachevé, tout au plus à moitié fini, tellement estropié et contrefait que les chiens aboient quand je m’arrête près d’eux ! eh bien, moi, dans cette molle et languissante époque de paix, je n’ai d’autre plaisir , pour passer les heures, que d’épier mon ombre au soleil et de décrire ma propre difformité.» (Monologue de Richard III, Shakespeare) 

Dans sa structure obsessionnelle, la dysmorphophobie participe aux TCA comme l’anorexie. Mais une démarche du bon sens, cognitive est la plupart inopérante car l’obsession est nécessaire à l’équilibre du sujet. L’obsession est le plus souvent un choix de «confort», un domaine «choisi» inconsciemment par le sujet plutôt que de subir des angoisses plus importantes. La focalisation sur un domaine particulier anesthésie d’autres problèmes. D’où la difficulté à faire entendre raison à des personnes qui mettraient en jeu leur santé mentale en reconnaissant l’irrationalité de leurs préoccupations. L’anorexie présente donc des composants de structure obsessionnelle, mais remettre l’anorexie en cause en « attaquant » l’obsession n’est guère souvent couronné de succès.  
  


Confiance en soi et anorexie

Comme tout trouble alimentaire, l’anorexie est à mettre en relation avec un défaut de confiance en soi. On peut parler de cause dans la mesure où le trouble anorexique devient un moyen (illusoire) de développer sentiment de contrôle, d’estime et de confiance en soi.

L’adolescence et plus particulièrement les années collège constituent une période ou l’adolescente peut avoir, en plus du chaos physiologique et psychologique de la puberté, à supporter des comportements extérieurs humiliants ou insultants. On retrouve assez fréquemment une baisse d’estime de soi dans cette période de la vie chez les personnes souffrant d’anorxie (voire des phénomènes de phobie scolaire en commorbidité avec la boulimie). C’est d’ailleurs souvent à cette époque que le régime devient un outil de renforcement de la confiance en soi, en réalité illusoire et trompeur :

  • Face à un flot de phénomènes incontrôlables, le régime devient un moyen de reprendre le contrôle sur une partie de sa vie et donc d’augmenter le sentiment de confiance en soi (illusion temporaire). “Mes relations, mon corps, mes émotions m’échappent. Je recadre mon attention vers quelque chose que je peux contrôler : le poids.”

L’estime de soi se construit sur une évaluation précise de ce que l’on est. Dans le cadre de l’anorexie, l’estime de soi tente de se construire dans un premier temps sur des critères assez flous, voire absolus. La personne anorexique est fréquemment installée dans une démarche de «tout ou rien », teintée de perfectionnisme, nécessairement déprimante et anxiogène. Le poids a un avantage anxiolitique en ce domaine : il se mesure, se quantifie, se planifie se contrôle et se constate. Les critères sont concrets. La balance est une occasion (illusoire) d’établir une évaluation de ce que l’on est à travers la mesure précise et indiscutable de la perte de poids : c’est d’ailleurs ce que l’on appelle illusion de contrôle.

Ce système « je manque de confiance – je fais un régime », dysfonctionnel,  peut se retrouver dans de nombreux troubles alimentaires, à différents moments de la vie (difficultés professionnelles…). La focalisation sur le poids devient un moyen magique pour développer sentiment de contrôle, de compétence et ainsi estime puis confiance en soi.

  • Autant dans un milieu familial ayant des problèmes de poids que dans le milieu amical, l’adolescente peut trouver une satisfaction à être celle qui réussit à contrôler son poids, sorte d’héroïne des temps modernes capable de résister aux instincts animaux (faim, appétit…) mais aussi à la société de consommation. De même, dans un milieu où la perte de contrôle est fréquente (alcool, humeurs extrêmes, psychoses…), la personne souffrant d’anorexie peut ressentir plaisir et satisfaction à démontrer sa capacité à se contrôler à travers le trouble anorexique.

Il n’est d’ailleurs pas rare de trouver chez une personne anorexique, une fratrie ou des parents légèrement en surpoids, voire ayant (ou ayant eu) des soucis d’hyperphagie. Une atmosphère de défi ou de compétition (frère et sœur ayant mieux réussi scolairement par exemple) vient parfois renforcer cet aspect qui peut encourager la personne anorexique à marquer sa spécificité et à s’enfermer dans ce qu’elle considère comme sa réussite.


Contrôle et pouvoir : 


Antigone, première anorexique célèbre (avant Twiggy, Kate Moss…)?

“Voilà. Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu’elle va être Antigone tout-à-l’heure, qu’elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aime vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout… Et, depuis que ce rideau s’est levé, elle sent qu’elle s’éloigne à une vitesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir ce soir…”

Anorexie et sacrifice

anorexie 1


Des stratégies inconscientes et sacrificielles sont à l’origine de nombre d’anorexies. Mettre à jour ces processus systémiques et familiaux constitue une force thérapeutique de choix qui vient remettre en cause les rapports du sujet au monde qui l’entoure et recadre les fondements mêmes du trouble alimentaire.

La thérapie familiale systémique s’est développée aux U.S.A. dans les années 50. Elle s’est inspirée des données de la biologie, de la psychologie, de l’éthologie, de l’anthropologie, de la sociologie, de la cybernétique… À partir de ces sciences et de la pratique des cliniciens, l’idée est née de concevoir la famille comme un système dans lequel interagissent les éléments (les membres de la famille) et à partir duquel d’autres systèmes sont en résonance (école, travail, …). La thérapie systémique a donné en France bon nombre de thérapies familiales, qui hélas ont perdu en chemin l’essence originelle de la démarche (notamment en terme de communication et de stratégie). L’école de Palo Alto, à l’origine de cette approche, évolue dans le cadre de ce que l’on désigne aujourd’hui comme une thérapie brêve stratégique. L’approche systémique et stratégique de l’anorexie permet de dégager des axes hautement pertinents dans le cadre de l’analyse du processus anorexique et des actions thérapeutiques à mettre en place.

Ce que l’on nomme Anorexie sacrificielle représente une grande quantité de problématiques : dans ce processus, un élément de la famille porte à elle seule le poids des difficultés de la famille, des dysfonctionnements du système en développant un trouble psychologique (anorexie ou autre).

Un aspect voisin du sacrifice, le bouc-émissaire est décrit, d’un point de vue général par Minuchin, dans la “famille psychosomatique” : “Cette famille est caractérisée par l’enchevêtrement relationnel entre les membres de la famille, entre les individus, entre générations, leur proximité excessive et l’intensité disproportionnée des interactions, la surprotection des uns par les autres, la rigidité, un manque d’adaptabilité tant à l’intérieur de l’univers familial que par rapport au monde extérieur, une incapacité à faire face aux crises, et enfin l’intolérance aux conflits, leur évitement et leur non résolution. Vue de l’extérieur, cette famille apparaît comme fonctionnant en circuit fermé, conformiste, arc-boutée sur des apparences de normalité, cherchant à donner au monde une impression d’harmonie, de bonheur, d’union parfaite entre ses membres. Mais dans ce cercle fermé, aucune critique ne peut être exprimée, et l’idée d’un conflit entre membres de la famille n’est pas pensable. Les parents, incapables de surmonter leurs difficultés conjugales, les transformeraient en difficultés parentales en y impliquant leurs enfants et en tentant d’en faire des alliées dans des coalitions plus ou moins stables. Du point de vue du groupe familial, l’anomalie d’un des membres focalise sur celui-ci la majorité des tensions intrafamiliales et la place en position de bouc émissaire, ce qui permet de renforcer la cohésion familiale menacée. Ce rôle de bouc émissaire favorise à son tour, par l’état de stress qu’il engendre, les troubles du comportement alimentaire.”

On peut prendre différents exemples pour illustrer cette dimension sacrificielle :

  • Une jeune adolescente évolue dans une famille où les parents ne s’entendent pas et projètent de se séparer. En se mettant en place, l’anorexie permet de déplacer le problème sur la jeune fille et ressoude le couple. De même, des parents divorcés, ne se parlant plus, vont recommencer à communiquer si leur fille développe un trouble alimentaire. Travaillant avec des jeunes filles anorexiques, je vois le plus souvent à la première consultation arriver la jeune fille mais aussi ses parents, famille soudée et idéale, orientée vers le même objectif. Quand la jeune fille va mieux reprend du poids, il n’y a plus que la mère qui vient, puis la jeune fille vient en bus. Le parents recommencent à se disputer… Si un travail thérapeutique n’a pas été fait, si l’adolescnte n’a pas pris conscience entre autres de cete dimansion sacrificielle, il y a de forts risques qu’elle reperde du poids, pour restaurer l’équilibre familial.
  • L’anorexie peut également se révéler sacrificielle, dans une famille où la jeune fille se sent moins importante que les autres. Grâce au trouble, l’équilibre va s’établir. Tout milieu familial chaotique peut conduire à des conduites sacrificielles, entre autres anorexiques. J’ai par exemple travaillé avec une grande quantité d’enfants asthmatiques dont la maman était dépressive : quand son enfant fait une crise d’asthme, aucune mère au monde n’est encore dépressive (le temps de la crise).

Il ne s’agit pas là de stratégies conscientes, “faites exprès”, de “cinéma”. Ces conduites sacrificielles sont inconscientes et présentent une intention positive, quoique cela semble paradoxal : rétablir (ou établir) un équilibre familial jusque là aléatoire ou inadapté.

La conscientisation de cette stratégie sacrificielle est hautement thérapeutique. La personne ayant à souffrir d’anorexie est une adepte (voire une accroc) du contrôle. Elle pense contrôler son corps, son alimention, sa famille… Lui faire prendre conscience que ce n’est pas elle qui contrôle mais que ce sont les éléments (familiaux, systémiques) qui la contrôlent et décident de son devenir, l’aider à se rende compte qu’elle est l’instrument des difficultés des autres, non son propre maitre constitue une stratégie thérapeutique de choix, propre à remettre en cause les fondements initiaux du trouble. Les actes thérapeutiques visant à rétablir une communication adaptée au sein de la famille apportent un complèment à cette conscientisation.

L’anorexie sacrificielle est bien souvent le mode de mise en place du trouble. Aussi, si la personne se trouve au début du trouble et si l’on sait recadrer ces dysfontionnements peut-on obtenir un déblocage des symptômes et une amélioration rapide du trouble. Au fil du temps, l’anorexie sacrificielle va bien souvent se muer en anorexie abstinente (1) décrite également sur ce site.

(1) Nardone

Anorexie et abstinence :  


L’absinence dans l’anorexie consiste à mettre en place un système qui neutralise, anesthésie les émotions de peur qu’elles débordent, et d’obtenir grâce au trouble des bénéfices secondaires non négligeables.

Le terme “abstinent” est issu des travaux, entre autres de Nardone, directeur du Centre de Thérapie Stratégique d’Arezzo (Italie).

La personne anorexique est intelligente et hypersensible. Evoluant dans un contexte de contrôle, elle essaie de contrôler notamment ses émotions. Le terme « émotion » vient du latin e movere, qui veut dire sortir. Autant dire qu’essayer de contrôler une émotion (la garder, l’empêcher de sortir) constitue une gageure. Comme souvent, à l’hypersensibilité, s’ajoute un fonctionnement anxieux : discours catastrophiste, pensée dichotomique (en noir ou blanc), insatisfaction, insécurité, peur de l’échec… Système d’autant plus irrationnel que ces personnes, intelligentes, exigeantes et perfectionnistes réussissent bien en général. A titre d’exemple, je suis souvent étonné de voir venir à moi une personne squelettique, au discours autocritique voire auto flagellant, une estime de soi au ras des paquerettes, mais qui m’apprend qu’elle vient de réussir son concours de première année de médecine !

Bref  la personne anorexique abstinente éprouve des émotions négatives, distordues, irrationnelles mais fortes. Elle découvre à un moment le bénéfice « miracle » de l’obsession : l’obsession permet de déplacer la totalité de l’attention vers autre chose que les émotions, domaine où le contrôle peut s’exprimer : le poids. Comme dans d’autres troubles, la focalisation sur le poids, l’abstinence, permet d’anesthésier les émotions gênantes ou tout ce qui peut être perturbant psychologiquement, émotions potentiellement débordantes, donc dangereuses.

Cet avantage est renforcé par d’autres bénéfices, appelés bénéfices secondaires : 

  • L’attention que la personne reçoit (évoqué par ailleurs)
  • Le sentiment de réussir quelque chose de spécial, d’être au-dessus des autres (évoqué par ailleurs) 
  • La réorganisation familiale que l’anorexie provoque (évoqué par ailleurs) 
  • L’euphorie et confiance apportées par le sentiment de contrôle (évoqué par ailleurs) 
  • La production grâce au jeûne de toxines dont les effets sont proches des amphétamines ou de la cocaïne (évoqué par ailleurs). 
  • L’état psychologique et physiologique qui produit agitation et extrême énergie, inépuisable, à l’image de certaines toxicomanies (évoqué par ailleurs).

On constate à la lecture de ces bénéfices, que toute intervention de l’entourage, portant sur la nourriture ou témoignant d’une affection ou d’une attention particulière grâce à l’anorexie augmentera les bénéfices secondaires et encouragera le trouble à se continuer (voire se développer).

Pourquoi l’anorexie, abstinente, s’aggrave-t-elle le plus généralement ? Une anesthésie est temporaire. Pour relancer l’anesthésie, il faut nourrir constamment l’obsession, être dans le « toujours plus, jamais assez » sinon le risque est grand de se trouver dans quelque chose d’émotionnel. D’où l’évolution pondérale irrationnelle trouvée dans l’anorexie, sa nature extrême est insatisfaite (la satisfaction serait trop dangereuse). Les personnes anorexiques deviennent par ailleurs « accrocs » aux bénéfices secondaires.

Dès lors, si l’on sort de l’obsession, si l’on quitte la focalisation anorexique, il y a risque de se retrouver face à ces émotions et de perdre le contrôle ainsi que les bénéfices énoncés plus haut. C’est là une des difficultés de la thérapie de l’anorexie : déplacer le discours du poids vers l’univers des émotions, sans que la personne y voit une menace ou un danger, pour son intégrité ou la place qu’elle a obtenu de haute lutte. Prendre conscience que ce qui était sensé apporter protection et réalisation de soi est devenu une prison, voire un tombeau.

Une thérapie de ce type d’anorexie abstinente est un peu comme de jouer au chat et à la souris, l’anorexique courant à droite et à gauche (les kilos par ci, les calories par là), le thérapeute la poursuivant désespérément avec ses émotions et ses questions dérangeantes. C’est ainsi que nombre de personnes anorexiques usent quelques psychiatres avec dextérité et facilité et développent des capacités formidables (conscientes et inconscientes) à manipuler tout ce qui vient évoquer autre chose que que le sujet de choix : le poids. La thérapie de l’anorexie, pour être efficace, doit être éminemment stratégique (cela la rend également passionnante). Il est par contre difficile d’exposer les détails de ce type d’approche sur un site internet, car la souris peut lire ces lignes et le chat se trouver attrapé comme un gros malin au rendez-vous suivant.

Globalement, dans cette catégorisation abstinente de l’anorexie, les objectifs entre autres seront de réintroduire la vie émotionnelle pour que l’anesthésie ne soit plus nécessaire et de recadrer les relations pour que les bénéfices secondaires s’estompent.

Corps et sens

Même si chaque individu présente bien entendu des caractéristiques différentes, quelques traits communs sont à dégager et entre autres un phénomène que l’on pourrait appeler « acorporalité ». Dans le dialogue avec une personne anorexique le langage non-verbal est rare (gestes, mimiques, … qui accompagnent la parole). S’ajoute à cette immobilité une raideur du bassin, absence du balancement que l’on retrouve habituellement dans la démarche féminine. Le corps est comme coupé en deux (rigidité du bas du corps). Cette « absence » est parfois décrite par des personnes souffrant d’anorexie, phénomène accentué par l’aménorrhée : asexualité donc, jusqu’à un corps momifié. 

La vie sensorielle est également appauvrie. Le goût, l’odorat et le kinesthésique (toucher) sont en retrait. La seule utilisation de l’ouie et du visuel dans la communication provoque une augmentation de la distance relationnelle. Ce désinvestissement sensoriel en plus de l’ »acorporalité » rejoint les idées d’anesthésie des émotions et d’états dissociatifs décrits par ailleurs. De peur de ressentir des sensations désagréables, les personnes souffrant d’anorexie se « coupent » de la vie corporelle et sensorielle. Le corps est ressenti comme dangereux. L’attention portée sur celui-ci est négatif, localisé et spécifique (ventre trop rond, cuisses trop larges, poitrine trop proéminente…) Une démarche thérapeutique passera donc entre autres par une réhabilitation de ces mondes sensoriels et corporels. 

Anorexie et système 

Une thérapie de l’anorexie se déroule sous certains aspects comme une partie d’échec. Elle est éminemment stratégique. Cette stratégie ne porte pas nécessairement son attention et son action sur le contenu du symptôme mais sur la fonction du symptôme à l’intérieur du système familial. Tout symptôme a une utilité et même une intention positive, trouve sa résolution dans un système. Lorsqu’une pathologie s’installe, c’est qu’une forme d’ »équilibre » est trouvée : le système pérennise le symptôme et le symptôme pérennise le système. Le contrôle est au centre de l’anorexie, contrôle établi par une personne au moyen du symptôme sur un système (système familial le plus souvent). D’où la difficulté de quitter le trouble : le système deviendrait chaotique ou dysfonctionnel aux yeux de la personne anorexique (inconsciemment, bien entendu, quoique ces enjeux sous-jacents émergent assez vite et consciemment lors d’entretiens). 

Pour éclaircir ces aspects voici un exemple de système où l’anorexie se construit pour apporter un « équilibre » dans la relation familiale, exemple nécessairement stéréotypé.

La maman est anxieuse : la plainte officielle est construite autour de l’anorexie de sa fille. Mais une autre insatisfaction est latente : celle de ses relations avec son mari ou sa famille qui la conduisent à adopter un rôle de mère, de maîtresse de maison et non de femme en tant que telle. Elle est orientée vers le contrôle, jusqu’à des attitudes très intrusives envers les membres de la famille. 

De manière interactive, le père adopte différents comportements :  
– Il lâche prise progressivement, travailleur, absent. Il ne s’oppose pas aux intrusions de son épouse ni à ses reproches (relayés parfois par la jeune fille). Dévalorisé, présenté comme incompétent, il coupe progressivement la communication. 
– Ou bien plus rarement, le père est autoritaire. 
Dans les deux cas, pouvoir et autorité réels sont exercés par la maman. La petite fille est témoin de ces dysfonctionnements (voire prise à témoin). Elle est sage, serviable, bonne élève… pour aider sa maman et lui adoucir une vie difficile. 

En grandissant la jeune  fille va avoir deux options : rester petite fille pour renforcer sa maman dans son rôle de mère, ou grandir pour la protéger. Dans les deux cas il y a dysfonctionnement. Il n’est pas rare d’ailleurs de rencontrer un mélange des deux au contact d’une personne souffrant d’anorexie : l’impression d’échanger avec une petite fille qui parle comme une ménagère de 50 ans. 

Des liens inadaptés se construisent donc dans la famille, avec une jeune fille qui contrôle et protège. L’anorexie vient ici garantir un certain équilibre familial : 

  • L’anorexie bloque le développement naturel, physique et psychologique de la jeune fille. Elle ne s’émancipe pas, conforte la mère dans son rôle, le couple parental n’est pas en danger (du moins immédiat). 
  • L’anorexie, comme décrit dans le chapitre consacré à l’anorexie sacrificielle focalise l’attention des parents en dehors de leurs propres problématiques. 
  • L’anorexie avec le temps, se mue souvent en colère envers ces dysfonctionnements familiaux (sorte de grève de la faim) ou du moins devient un témoin de ces difficultés. 

Tout changement (comme le traitement de l’anorexie) vient mettre en péril cet équilibre, même s’il s’agit d’une homéostasie artificielle et dysfonctionnelle. C’est le nœud stratégique de la résolution du trouble. Recadrer le système, le réorganiser au-delà de ces inter-relations, d’influence et de protection, permet de créer un nouvel équilibre rendant le changement possible. Un des écueils fréquents des thérapies de l’anorexie est de mésestimer ce système, matrice essentielle du trouble. 

Jérôme Boutillier, formateur à l’INCTB, responsable de la formation Thérapie brève des troubles du comportement alimentaire.

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2 commentaires

  1. Bonjour JB, votre article m’a éclairé. Dense et exprimé avec justesse, il me permet de compléter ma vision du sujet, avec de la hauteur.
    J’en avais besoin pour mieux appréhender notre situation : je suis le père; ma fille de 14 ans est passée en 4 mois à travers un contrôle , qui, au début était insignifiant, et qui aujourd’hui détruit jour après jour sa santé physique et déforme en permanence sa perception de sa situation réelle.
    Comprendre l’intérêt relationnel de ce contrôle alimentaire pour le sujet et pour l’environnement est un élément nouveau dans ma perception. Je saisis mieux ce qui se joue et la difficulté à modifier au long cours ces scenarios.
    Je ne sais pas encore comment, mais je perçois que cela va m’aider à faire évoluer notre situation.
    Merci.
    Ulysse26 (donc loin de Caen…)

    1. Author

      Bonjour et merci de votre intérêt.
      Heureux d’apporter des informations. Sans que le système ne s’assouplisse, la thérapie de l’anorexie peut devenir illusoire. Pour évoluer, la personne a besoin de quelque latitude. Donc satisfait que cette dimension systémique ne vous échappe pas.
      JB

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